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patrick Weidmann

Patrick Weidmann, « Le soupçon objectif»

Les photographies de Patrick Weidmann présentent un monde dont le design d’objet et d’environnement constitue le seul horizon. En autant d’images arrêtées, ces paysages de l’ère industrielle offrent au spectateur, sans considération d’échelle, un condensé subjectif et fragmentaire d’émotion formelle et, par association d’idées, l’incite à reconstruire mentalement l’ensemble du paysage technologique dont il est spectateur au quotidien.

Ce paysage libère une énergie particulière qui lui tient lieu d’historicité. Les éléments qui le constituent, cependant, dans l’espace public surtout, renvoient à des temporalités différenciées, mais qui peuvent coexister au sein d’un même objet. La voiture, invention datée, en est un bon exemple, quand c’est à la forme high tech d’un appuie-tête en alcantara que le photographe s’intéresse. Le jacuzzi, quant à lui, n’est jamais aussi contemporain que quand il évoque, par son design, une esthétique seventies. D’où la formule de Weidmann selon laquelle « nous vivons dans une année qui n’existe pas ».

Cette indétermination historique vécue dans notre rapport aux objets permet à Weidmann de brouiller la temporalité même de l’acte photographique. Un phénomène qui s’accentue par le peu d’indices qu’il nous livre sur la géographie de ses paysages. Partout, en effet, les terminaux d’aéroports ou les fast-foods se ressemblent. Mais ce qui l’intéresse dans ces agencements contrôlés, aseptisés, ce sont les innombrables possibilités de traduire, dans l’espace bidimensionnel de la photographie, une réalité tridimensionnelle. Par le choix d’un angle de vue particulier et le réglage de sa focale, il peut comprimer ou au contraire dilater la distance de ces objets entre eux, mettre en évidence tel élément de l’ensemble jugé significatif, soit utiliser tous les filtrages à disposition dans sa restitution de la réalité.

Sur les photographies floutées ou en plans très rapprochés, les objets ne sont parfois guère identifiables. Réduits à un impact coloré ou à quelques attributs formels fragmentaires, ils apparaissent alors comme des paysages abstraits. Certaines images produisent une atmosphère tragique ou menaçante, tel ce présentoir de produits cosmétiques saisi par en-dessous, dont le bras articulé pourrait pivoter à tout instant, et dont la partie inférieure est plongée dans l’ombre. D’autres n’exercent qu’une fascination rétinienne sans objet, à l’image de ce profil de voiture parcouru d’éclats lumineux, ou de ces boules miroirées cassées en mille morceaux. Le jeu photographique consiste, ici surtout, à investir la lumière, présence immatérielle par excellence, d’un rôle majeur dans la composition. Crue ou tamisée, elle ouvre parfois des brèches dans une surface homogène, et constitue le dernier lien direct avec cette nature « naturelle » que ces images occultent.

Contrairement à l’imagerie publicitaire, qui fétichise le produit en le présentant comme un absolu désirable, Weidmann utilise plutôt l’objet comme un levier permettant au spectateur de saisir une réalité débordant, au sens physique et philosophique, le cadre photographique. Accumulative, par exemple, avec ces cartouches de cigarettes formant comme les marches d’un escalier qui progresse du bas vers le haut de l’image et conduit le regard au-delà du cliché ; dans cette enfilade de machines à laver, de portes automatiques de métro. Désincarnée, dans presque tous les clichés mettant en scène des objets transparents ou miroirés. Au spectateur reviendra la tâche d’imaginer un contexte à ces mises en scènes. Cette part de créativité, nécessaire, valide l’idée selon laquelle ces objets n’ont pas de territoire propre, qu’ils sont transitoires, et qu’en dernier ressort, rien ne permet vraiment de différencier l’espace réel, qu’ils qualifient, d’un espace virtuel. Le design d’objet, quant à lui, par le cadrage et le jeu de lumière que lui imposent ces clichés, acquiert une dimension de fragilité fascinante dont il est souvent dépourvu dans la réalité.

Weidmann, donc, a beau travailler à l’ère numérique du soupçon, il ne retouche pas ses images. Ce qu’il présente a donc bien « été là », devant lui. A sa manière elliptique et métaphorique, il évoque ce monde concret où l’impérialisme de la vitesse, du confort et de la séduction se traduit dans la forme et la matière des objets. On pourrait dire que Weidmann problématise le soupçon dans la réalité, si cette dernière n’était pas déjà devenue une image. Comme dans ce portrait d’une Jennifer Lopez plus troublante que jamais, mais qui n’est que son double de cire. Ou de cette hôtesse du Salon de l’automobile qui n’est que son reflet sur une carrosserie. En multipliant les jeux de miroirs, c’est bien sûr la nature fallacieuse de la restitution photographique de la réalité qu’il met en évidence. Dès lors, le point de vue du photographe, et le photographe lui-même, perdus comme en un palais des glaces parmi les faux-semblants, ne sont plus qu’un moyen auxiliaire permettant à la technologie de se contempler sans fin.

Gauthier Huber

Critique d’art indépendant, curateur et artiste.

Patrick Weidmann

Né en 1958

Expositions:

« Politiques des images » – Le Bleu du Ciel – 08.03.2019 au 25.05.2019

expositions

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Laura Henno

Exposition du 13 mars au 16 mai 2020

© Maryann and jack-Jack, Outremonde, Laura Henno, 2017

OUTREMONDE

Outre monde, autre monde.

Une voyelle sépare « l’Outre » monde de « l’Autre » monde, et c’est bien dans un autre monde que nous entraîne Laura Henno, au-delà du nôtre urbain certes, car perdu dans le désert californien, mais cet adverbe « outre » signifie aussi « en plus » du monde. Elle y pratique l’immersion poétique, celle qui sépare le documentaire créatif du reportage, rejoignant l’imaginaire européen à propos du mythe américain. Nous avions découvert Slab City, en 2007 dans le film « Into the wild » qui parti de la fiction cinématographique inspiré par le personnage réel de Christopher McCandless, nous emmenait vers un retour mémoriel et nostalgique de son histoire tragique. Avons aussi souvenir d’avoir vu passer des reportages de photographes américains dans ce lieu étrange et hors du commun, devenu presque couru, malgré son isolement géographique. Là résidait le risque que prenait Laura Henno en s’engageant sur le terrain glissant de Slab, en fait nommé ainsi à cause des dalles (qui est la traduction française) et des plaques héritées recouvrant le sol d’une ancienne base militaire de la seconde guerre mondiale, démantelé en 1956 quarante puis occupée par des soldats installés à sa fermeture.

© The chocolate mountain gunnery range, Outremonde, Laura Henno, 2017

Dès lors le lieu fut sans cesse habité, le nombre de résidents culminant dans les années soixante-dix, avant de décliner jusqu’à l’arrivée de l’artiste française dans la seconde décennie des années deux mille. Seuls cent cinquante slabbers y survivent encore actuellement toute l’année grâce aux subsides de l’état. En été les températures deviennent intenables et la plupart des habitants s’en vont, parfois avec leur caravane et dans leurs vans ou laissent leurs camping-cars, pour les retrouver au printemps et aller se baigner dans les sources naturelles d’eau chaude avoisinantes. 

Slab City est donc un endroit emblématique d’une certaine Amérique et Laura Henno s’y est rendue plusieurs fois réalisant de nombreuses photographies et un film, tous deux d’une grande sensibilité intemporelle. Son projet qui croise la sociologie, ne se limite pourtant pas à ce champ, que goûtait dans l’entre-deux guerres son ainée américaine Dorothea Lange, ni à celui d’un constat anthropologique sur des marginaux. Il s’articule et se centre autour d’une vision plus intimiste et poétique qui relate les faits et gestes d’une famille : Mary Ann, Ethan et Jack Jack devenant les héros de sa saga, aux côtés des autres résidents, le Pasteur Dave, Benjamin, Julie, Michael, Connie et les chiens Chronos et Zéro ; personnages qui déclenchent aussitôt notre sympathie. Portraits individuels faits à la chambre, qui constituent dans le même temps, un portrait général de cette communauté dans ce territoire délimité, par les mobil home, quelques arbres solitaires, flanqués d’objets insolites et horizon brûlé dans les lointaines chaînes de montagne, vision globale et indivisible qui recèle une puissance photographique rare, et un sentiment de familiarité bizarrement rassurante pour le spectateur de ces images magnifiques dans leur simplicité touchante, exempte de toute sentimentalisme ou pathos misérabiliste.

© HeShe and Raven, Outremonde, Laura Henno, 2017

Laura Henno comme habitée et inspirée par la grâce de l’instantanéité saisie, nous rend proches ces gens pourtant si loin de nous, recréant une forme d’humanisme moderne, rappelant les travaux des photographes humanistes français comme Édouard Boubat.
Elle y réussit grâce au choix des lumières de fin journée, posant lentement ses prises de vues à l’aide du trépied, guettant l’abandon de ses modèles, les capturent à l’heure du soleil rasant, avec ces rayons jaunes d’or, qui irisent les chevelures, parfois en contre-jour, presque comme une aura transfigurant* les visages de ses protagonistes 

© HeShe and Raven, Outremonde, Laura Henno, 2017

On est immédiatement conquis, et l’on abandonne ses craintes et préjugés sur « l’autre » cet « étranger qui fascine, en même temps qu’on le redoute. On oublie les différences sociales, ethniques, les difficul- tés psychologiques qu’implique leur situation précaire et la violence souterraine qui s’en suit, et l’on se prend à rêver à une humanité meilleure et originelle : « The last free place on earth ». 

L’Outre monde de Laura Henno nous touche au cœur, elle va au cœur des choses, de l’humain et l’on comprend une fois de plus que la pauvreté (qui n’est pas misère) enlève toutes les défenses que procurent la sécuri- té, l’argent et la puissance. Tout y est à vif, métaphore de la fin d’un monde qui nous occupe. 

Certes cette œuvre lumineuse ne recouvre peut-être qu’un leurre que Laura Henno nous tend, un embellisse- ment concerté de la réalité quotidienne de ces familles, qui recoupe notre désir de paix dans le désert, que l’on projette, mais il a le mérite de nous réchauffer et nous rassérène le temps de la rencontre dans l’exposition, comme sortie de la mémoire de cette outre-tombe américaine, qu’une couverture arrachée d’un livre mentionne « the dark night of the soul » cette traversée de la nuit noire de l’âme que décrivait Jean de la Croix. 

Gilles Verneret 

* rien de mystique dans cette approche l’aura colorée pouvant être captée par un autre appareillage, mais qui ne laisse ici que l’ambiance apaisante.

OUTREMONDE

Laura Henno

Exposition du 13 mars au 12 Septembre 2020

Commissariat : Michel Poivert

Exposition en coproduction avec:
L’institut pour la Photographie, Lille
Les Rencontres de la Photographie, Arles
La Galerie Les Filles du Calvaire, Paris

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